Thursday, February 28, 2013

Citation du 1er mars 2013



Chacun, à toute minute, tue le mandarin ; et la société est une merveilleuse machine qui permet aux bonnes gens d'être cruels sans le savoir.
Alain – Propos  (27 décembre 1910)

Tuer le mandarin : dans ce passage (cité en Annexe), Freud explique le sens de cette formule : il s’agit de dire que chacun accepterait d’un cœur léger de provoquer la mort d’un homme qu’il ne connaitrait pas, qu’il ne verrait jamais.
Alain modifie le propos en l’aggravant : non seulement c’est à toute minute que chacun tue le mandarin, mais encore c’est avec la complicité de la société, merveilleuse machine qui permet aux bonnes gens d'être cruels sans le savoir – société qui sans doute y puise l’une de ses conditions d’existence.
Ceci nous permet de revenir sur l'expérience de Milgram – Comme on se le rappelle sans doute celle-ci réunit trois individus : l’un qui joue le rôle de l’expérimentateur ; l’autre qui joue le rôle du compère-victime, le troisième qui est effectivement le sujet naïf. Cette expérience consiste à tester la force de l’obéissance à l’autorité chez un sujet qui reçoit l’ordre d’envoyer une décharge électrique (qu’il ne sait pas être fictive) à la pseudo-victime qui crie et demande grâce. On connait la suite (à lire ici) : cette expérience est supposée tester la soumission à l’autorité (sous en tendu : les bourreaux nazis étaient peut-être des gens comme vous et moi).
Soit. Mais si cette expérience testait en réalité d’abord l’indifférence au malheur des autres ? Ma victime crie ? Bon – et alors ?
Considération morale ? Oui, certes. Mais il y a pire : selon Alain, c’est une considération de psychosociologie : la société ne pourrait exister sans cette merveilleuse indifférence aux autres qu’elle cultive et dont elle tire parti pour rendre possible l’exploitation de l’homme comme source d’enrichissement et donc de progrès social (1).
Et les œuvres charitables que nous réalisons ? Et les associations caritatives auxquelles nous donnons temps et argent ? Ne seraient-elles que des moyens de nous faire pardonner d’être riches au détriment des pauvres ?
Est-ce une misanthropie abusive de parler d’une telle indifférence ? En tout cas, c’est une façon de dire que si nous sommes (un peu) plus riches que les plus pauvres, c’est peut-être parce que nous avons pris notre avantage sans nous soucier de ceux qui vivent dehors et qui n’ont rien – pas même de quoi se laver, pas même de quoi manger ni s’habiller décemment –  sans avoir à nous en considérer responsables :
- C’est la société qui l’a voulu : c’est pas moi !
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(1) Rappelons que même Marx reconnaissait au capitalisme un rôle dans le progrès de la société – voire même dans le processus civilisateur.
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Annexe – « Dans le Père Goriot, Balzac cite un passage de Rousseau, dans lequel celui-ci demande au lecteur ce qu'il ferait si, sans quitter Paris et, naturellement, avec la certitude de ne pas être découvert, il pouvait, par un simple acte de volonté, tuer un vieux mandarin habitant Pékin et dont le mort lui procurerait un grand avantage. Il laisse deviner qu'il ne donnerait pas bien cher pour la vie de ce dignitaire. Tuer le mandarin est devenu alors une expression proverbiale de cette disposition secrète, inhérente même aux hommes de nos jours. » Freud, Considérations actuelles

Wednesday, February 27, 2013

Citation du 28 février 2013



L'intention fait la culpabilité et le délit
Aristote – Rhétorique
Le coupable est celui à qui le crime profite.
Sénèque – Médée, 500-501
1 – Suffit-il de vouloir, dans l’intimité de son cœur, que tel homme meure pour en être coupable ? C’est ici l’occasion de distinguer entre le crime, tel que défini par le droit pénal, et le péché condamné par la religion. L’intention suffit à définir celui-ci ; l’action est nécessaire pour engager celui-là.
Maintenant, si l’acte réalisé est nécessaire pour prouver qu’il y ait eu crime, il reste que cette condition n’est pas tout à fait suffisante. Tuer une personne accidentellement au volant de sa voiture, si l’on n’a pas commis d’imprudence, ni omis de réparer les freins ou de vérifier la qualité des pneus, ce n’est qu’un accident dont je ne suis pas coupable – surtout si la faute en incombe à la victime. Par contre si on a omis de telles précautions et qu’elles soient à l’origine de l’accident, c’est déjà plus grave. Homicide involontaire, mais homicide quand même.
2 – Le crime peut-il, comme le dit Sénèque, profiter à quelqu’un ? J’ai l’intention de tuer ma femme qui m’a abominablement cocufié avec mon meilleur ami. Pour cela je vais saboter les freins de sa voiture alors qu’elle part pour une étape de montagne avec des descentes vertigineuses au-dessus des précipices…
Je serai vengé, telle est bien la raison d’être de mon crime, et tel sera mon profit. Mais en même temps je serai au désespoir d’avoir perdu la compagne de ma vie, celle à qui je devais le bonheur de chacun de mes matins… Condamnez-moi, monsieur le Juge ! Condamnez-moi parce que je le mérite… Mais votre sentence ne sera jamais aussi sévère que le malheur que je me suis infligé à moi-même.
Bref : si le coupable est celui à qui le crime profite, alors le criminel que je suis est plus victime que coupable.

Tuesday, February 26, 2013

Citation, du 27 février 2013



On ne joue pas en assistant à un jeu.
Proverbe baoulé
Commentaire 2


Le Caravage – Les tricheurs (1594-1595)
Hier nous avons vu que ceux qui assistent à une partie de cartes sans y jouer eux-mêmes n’étaient que des observateurs. Mais la réalité est plus complexe. Il y a des cas où ces « observateurs » deviennent des « compères »  en fournissant des informations qui vont permettre à leur ami joueur de tricher. C’est bien ce que montre ce tableau du Caravage (que j’ai préféré à celui de Georges de la Tour, plus complexe) (1).Tricher au jeu, c’est anéantir le hasard lorsque celui-ci fait partie des règles : il est par exemple impossible de tricher aux dames ou aux échecs ; on peut avoir aussi un hasard « tempéré » : au bridge un joueur sur 4 montre ses cartes aux autres.
Dans le jeu un principe fondamental est, comme nous l’avons montré hier, que les joueurs soient en compétition les uns avec les autres. Il faut aussi que la compétition mette en début de partie les joueurs à égalité, les seules différences étant dues soient soit au hasard, soit à leur talent : c’est la condition pour que l’issue du jeu soit inconnue en début de partie (2). Or le tricheur est celui qui gagne à tous les coups, en modifiant les règles à son avantage et à l’insu des autres joueurs : dés truqués, compères lisant les cartes de l’adversaire comme dans le tableau du Caravage, etc…
Mais ce qu’il faut remarquer, c’est que nulle loi morale n’est à l’œuvre dans le jeu. Rien ne dit que tromper l’adversaire soit interdit parce qu’immoral. D’ailleurs au poker le mensonge fait bien partie du jeu, le seul moment de vérité étant celui où les joueurs abattent leurs cartes. Le seul principe – et il n’est pas du tout moral –  est qu’il faut respecter les règles du jeu.
C’est ce que nous montre le jeu de rugby : on nous dit qu’un jour, un joueur de football lassé de ne jouer qu’avec le pied, prit le ballon sous le bras et fonça vers le but adverse. C’était bien sûr une faute, mais on a considéré que s’il ne jouait plus au foot, néanmoins il pratiquait  un nouveau jeu : le rugby – qui n’exista réellement que le jour où furent inventées ses règles propres.
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(1) Le tricheur à l’as de carreau de Georges de la Tour, assorti d’un commentaire : voir ici
(2) Raison pour laquelle j’ai laissé de côté le jeu de Marienbad dont le résultat est connu à l’avance.

Monday, February 25, 2013

Citation du 26 février 2013



On ne joue pas en assistant à un jeu.
Proverbe baoulé
Commentaire 1
Effectivement, comme le montre Cézanne, ceux qui assistent à un jeu ne font rien – ou du moins, ils ne jouent pas eux-mêmes.



Paul Cézanne – Les joueurs de cartes (Fondation Barnes) (1)
Ceci nous interpelle quant à l’action des joueurs, car à bien scruter les personnages  de Cézanne, on ne voit guère de différence entre les joueurs de cartes et les deux autres personnages qui les regardent : même attitude, même concentration sur les cartes à jouer.
Si on ne joue pas en assistant à un jeu, alors que font ceux qui jouent ?
Si nous suivons Roger Caillois (2), nous remarquerons que nos joueurs de cartes sont engagés dans une compétition : ce que chacun veut c’est gagner, et leur effort de concentration est l’expression de cette volonté. Par contre et quel que soit leur degré d’implication, les spectateurs du jeu, ne sont nullement dans une telle compétition : ils ne seront ni gagnants ni perdants.
Ceci nous rappelle que pour jouer (et même pour passer le temps) il est essentiel de compter les points et qu’il y ait un gagnant et des perdants ; il faut que la compétition s’engage pour que le jeu existe. Au tennis, on voit bien la différence entre les joueurs qui échangent des balles à l’échauffement, et les mêmes quand la partie commence.
Jouer c’est entrer dans un monde où la compétition est possible avec des règles qui lui sont propres et qu’on ne rencontre pas exactement identiques dans le monde véritable. On objectera que le Monopoly s’inspire de la réalité du capitalisme financier. Il n’est pourtant qu’un jeu, puisqu’on ne voit jamais le joueur perdant aller se suicider comme si il avait été ruiné pour de bon.
Le suicide, justement – La preuve de ce caractère si particulier de la compétition « ludique », c’est que le suicide de joueurs n’intervient que dans le cas où le jeu a cessé d’en être un ; comme les jeux de casino – ou la ruine n’est pas fictive, ou dans les jeux de rôles quand, oubliant qu’il ne s’agit que de fiction, le joueur ne survit pas à la destruction de son personnage.
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(1) Paul Cézanne a réalisé plusieurs tableaux mettant en scène des joueurs de cartes : à deux, à trois ou à quatre personnages comme ici. Voir l’article Wikipédia
(2) Voir ce lumineux commentaire de Marguerite Yourcenar.
(Comme ce Discours est très long, voici l'extrait qui nous concerne ici :
" Caillois nous présente l’édifice du jeu sous ses quatre faces, auxquelles il donne des noms. L’Agon, compétitif sous tous ses aspects, qu’il s’agisse des exercices athlétiques de l’ancienne Grèce, du joueur de football, dépensant tous deux le maximum de forces physiques, ou au contraire du joueur d’échecs immobile devant ses cases noires et blanches : en fait, de tous les jeux dont décident la vigueur, l’agilité, l’endurance, ou l’intelligence des concurrents, ou une combinaison de celles-ci, même lorsque l’homme joue seul et cherche à battre son propre record.")