Sunday, October 25, 2009

Citation du 26 octobre 2009

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps; mais il a fallu non moins de qualités morales.

Paul Valéry – La crise de l’esprit (Première lettre) – 1919

Deux lettres forment ce texte : dans la première, Valéry s’interroge sur le paradoxe tragique de la civilisation qui a engendré la boucherie de la Grande guerre (qui vient de s’achever au moment où il écrit) ; la seconde s’interroge sur le déclin de l’Europe en tant que puissance mondiale.

Première lettre.

Peu de textes ont eu l’honneur de tant de lectures et de tant de commentaires. Rappelons pour mémoire que cette 1ère lettre débute par « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » (1)

Le paradoxe que développe ce texte est bien connu aujourd’hui : l’horreur de la Grande guerre n’a été possible que grâce au progrès de la science, des techniques, et de l’industrie – toutes choses dans les quelles le 19ème siècle a cru trouver les conditions de l’émancipation des hommes et du bonheur de l’humanité. Le 20ème siècle est né de ce désaveu.

Mais l’horreur va plus loin : il ne s’agit pas simplement du détournement de la puissance de la science, comme si un savant fou venait à donner à des bandits ou à des criminels la recette d’un virus capable d’anéantir l’humanité ; il a fallu non moins de qualités morales. Car, à l’origine de ce carnage, se trouve le peuple allemand (on s’imagine bien qu’en 1919 on n’avait guère de doute à ce propos), c'est-à-dire le plus beau fleuron de la civilisation humaine, le peuple qui témoignait le mieux de la grandeur de l’esprit celui qui avait engendré en un peu plus d’un siècle Leibniz et Goethe, Kant et Hegel – sans oublier Nietzsche et Marx. Que ce soit ce peuple civilisé par excellence, le plus éloigné du sauvage et de la brute, qui ait massacré nos soldats à Verdun et, pire encore, écrasé la cathédrale de Reims sous ses shrapnells – qui voilà qui nous aide à situer les capacités de la civilisation européenne. Notre civilisation est mortelle, mais c’est à ses propres contradictions qu’elle devra de succomber.

Et encore, Paul Valéry (mort en 1945) n’a-t-il pas vraiment connu la seconde guerre mondiale et la shoah. Car c’est alors vraiment qu’on peut dire que notre civilisation n’est pas seulement la pourvoyeuse des techniques nécessaires pour occire l’humanité, mais qu’elle fournit en plus les raisons de le faire. La vertu n’est même plus seulement au service du vice ; c’est le vice qui est devenu vertu. Car c’est pour le bien de l’humanité – entendez de la purification de la race humaine – qu’il a fallu construire ces abattoirs humains où les juifs et les tziganes vont être gazés. Vous frissonnez en lisant cette phrase ? Alors ajoutez encore : Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus.

Que faire, sinon s’exiler au fin fond de l’Amazonie pour vivre de la chasse et de la pêche, tout nu et peint en rouge pour éloigner les mauvais esprits ?

Mais ça, voyez-vous, les disciples de Rousseau le savaient depuis longtemps…


(1) J’en avais tenté un commentaire le 5-11-2006

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