Nouvel an : je vous réserve des jours heureux.
Carte postale 1906
La Citation du jour présente ses voeux de bonne année à ses lecteurs.
De Platon à San Antonio, toutes les citations que vous aimez, avec en prime le commentaire du philosophe.
L’année 2009 est mentalement une annus horribilis. C’est no future. 2009 est un grand trou noir.
Denis Muzet – Sociologue, interview dans Libération du 20 décembre 2008
31 décembre, rêvons un peu : vous êtes Président de la République et vous écrivez le texte des vœux à la Nation que vous allez lire dans une heure à la télévision.
On se rappelle (sinon : voir ici) que Churchill promettait à ses compatriotes du sang, du travail, des larmes et de la sueur. C’était le 13 mai 1940 et on sait qu’il voyait juste.
On se trouve ce soir du 31 décembre dans la situation non pas de nous souhaiter la bonne année, mais plutôt bon courage. Du moins on peut s’attendre à ce que Notre-Président, dans ses vœux rituels à la Nation nous promette une annus horribilis.
- Annus horribilis… Qu’est-ce qu’i veut dire ce type ? Annus horrible ?... Oui, je vois : ça veut dire qu’on va en ch…. ?
- Mais non, bande d’ânes : annus c’est avec deux n. L’année horrible, voilà ce qu’on nous promet pour 2009, au cas où nous voudrions savoir ce qui nous attend.
- Dac. Mais ça veut dire quand même qu’on va en ch…
- Certes, oui.
Que fait-on le 31 décembre ?
- On fait la fête…
- Mais non, ce n’est pas ça que je veux dire.
On a trois possibilités :
- On fait une rétrospective de l’année écoulée.
- On pronostique le cours de l’année à venir (avec horoscope à la clé).
- On se souhaite tout le bonheur du monde.
Cette dernière possibilité est celle que les politiques aiment à exploiter en faisant semblant de pronostiquer ce qui va arriver. Mais cette année, il semblerait que le réalisme soit de mise, parce que les voeux nous paraissent un peu léger pour faire face à la situation.
- Mes chers compatriotes, si vous avez du travail, je vous souhaite d’en retrouver rapidement dès que vous aurez été licencié. Si vous n’avez plus de travail je vous souhaite d’avoir des parents fonctionnaires pour venir financièrement à votre secours.
Les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume ; chacun ayant en veneration interne les opinions et moeurs approuvées et receuës autour de luy, ne s'en peut desprendre sans remors, ny s'y appliquer sans applaudissement.
Montaigne – Essais livre I chap.XXIII
L'Assemblée Générale | des Nations-Unies] proclame la présente Déclaration universelle des droits de l'homme comme l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations…
Préambule de la Déclaration universelle des droits de l'homme
Discutez avec des Chinois, vous verrez qu’à propos des Droits de l’homme ils ne sont pas loin de Montaigne : ils nous trouvent très arrogants de vouloir leur imposer ce qui selon eux n’est justifié que par notre histoire nationale.
Ce que dit Montaigne, c’est que les lois de la conscience (autrement dit, les lois morales) ne sont que des déguisements de la coutume. Désobéir à cette coutume, ça pourrait n’être que quelque chose d’imprudent (1) ; en fait c’est ressenti comme une faute morale, source de remords ou d’applaudissements.
Si les lois de la conscience ne dépendent que de la coutume, alors elles ont une histoire, et peut-être bien que celles que nous admettons aujourd’hui ne seront plus demain. En tout cas nous ne pouvons reprocher à ceux qui les refusent d’être non pas inhumains, mais simplement retardataires.
Or, c’est précisément ce que nous n’admettons pas concernant les Droits de l’Homme, que l’on considère comme un idéal prescrit à l’humanité. Le Préambule cité, et que l’on peut consulter ici, dit même comment il faut s’y prendre pour le faire reconnaître, par la loi et par l’éducation.
Pour être humain, il faut donc reconnaître les Droits de l’homme comme l’horizon de toute humanité.
Qu’est-ce à dire ? L’idéal, chacun l’admettra, n’existe pas autrement que comme visée. Pourquoi faudrait-il avoir une visée ? Ne serions-nous pleinement humain qu’à condition de chercher autre chose que ce que nous avons ?
C’est là que nous retrouvons Montaigne : et si cette quête de l’idéal n’était lui-même qu’une coutume et non pas une loi de notre nature ?
On aime à répéter après Nietzsche : l’homme est quelque chose qui doit être dépassé.
Mais combien de milliers – voire même de millions – d’années se sont-elles écoulées pendant les quelles l’innovation même au nom d’un idéal a été considéré comme un crime ?
Combien de temps n’a-t-on pas considéré le respect de l’autorité cruelle et tyrannique d’un seul comme une loi divine ?
… Maintenant, vous avez le droit de préférer Nietzsche à Montaigne : c’est plus héroïque.
(1) Et Descartes ne dit pas autre chose dans sa célèbre « morale par provision » (Discours de la méthode, 3ème partie)
Dieu se reposa le septième jour de toutes les œuvres qu’il a faites –
Genèse, 2,2
Alors voilà qu’on veut nous faire travailler le dimanche ? Le jour du seigneur ? Et attention : il ne s’agit pas seulement du jour où on va louer le Seigneur – car pourquoi ne pas le louer le samedi soir ?
Il s’agit du jour où le Seigneur lui-même nous a montré l’exemple en allant se reposer.
Le plus curieux dans la polémique que soulève la proposition de loi visant à instituer le travail du dimanche, c’est qu’on ne s’élève pas du tout contre ce sacrilège – faire ce que Dieu lui-même n’a pas voulu faire. Non, car ceux qui prônent le travail dominical débattent avec leurs contradicteurs pour savoir si c’est profitable pour l’économie du pays ou bien pour le pouvoir d’achat des ménages. Travailler plus le dimanche pour gagner plus…
Morale de petit boutiquier, prônée par le Chanoine de Latran… Quelle décadence !
Mais une autre critique pourrait surgir : Dieu s’est-il donc vraiment reposé le dimanche ?… Pas si sûr !
« Il n’en est pas de Dieu comme d’un architecte (écrit Saint Augustin) : la maison achevée, celui-ci s’en va, et même lorsqu’il cesse d’agir et qu’il s’en est allé, l’œuvre subsiste ; au contraire, le monde ne pourrait subsister, fût-ce l’instant d’un clin d’œil, si Dieu lui retirait son gouvernement. »
Voilà, vous avez compris : nous autres créatures ordinaires, nous pouvons nous reposer le dimanche, ça ne gênera personne. Par contre que Nos Dirigeants s’arrêtent un seul instant, et c’est le chambard partout.
C’est à eux de bosser le dimanche ; pas à nous.
Je blâme ici plus de gens qu'on ne pense. / Tout babillard, tout censeur, tout pédant, / Se peut connaître au discours que j'avance : / Chacun des trois fait un peuple fort grand ; / Le Créateur en a béni l'engeance. / En toute affaire ils ne font que songer / Aux moyens d'exercer leur langue.
La Fontaine – L'enfant et le Maître d'école.
L’erreur à ne pas commettre serait de croire que La Fontaine critique ici ceux qui pensent qu’un long discours vaut mieux qu’une action rapide (du genre Zazie « Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire »). Non, son propos est de nous mettre en garde contre ceux qui n’ont qu’un seul projet : parler.
Dans cette fable, La Fontaine raconte l’histoire d’un enfant qui tombe à l’eau. Vient à passer un maître d’école, qui le gronde sévèrement avant de le sortir de l’eau. Que n’a-t-il fait l’inverse ? On le devine : s’il l’eut fait, l’enfant aurait détalé sans l’écouter le laissant là avec son discours moralisateur.
Nous avons bien le moyen d’exercer notre langue en parlant à nos animaux favoris, voire même tout seul dans notre chambre. Mais voilà : ça ne nous convient pas. Pour parler il nous faut une oreille disponible, mais pour qu’elle le soit, on dirait qu’il suffit qu’elle soit à notre portée. Car, que notre discours intéresse le possesseur de cette oreille nous inquiète fort peu – du moins si nous faisons partie des babillards, des censeurs, des pédants.
Parler est un plaisir que l’être humain s’octroie sans même y penser. Il faut avoir une règle de fer, comme au Carmel, pour considérer la parole comme un plaisir pervers.
Il faudrait un peu plus de temps et de perspicacité que je n’en ai pour décortiquer les plaisirs qui trouvent à se satisfaire dans cet exercice. Il n’empêche : si les anthropologues qui font dériver le langage humain d’un système de communication vocal des chasseurs primitifs (le call system) ont raison, alors l’humanité a beaucoup évolué depuis. On est devenu capable de parler pour ne rien dire.
[Je suis] persuadé que si on avait fait l’autopsie des femmes ayant un talent original, comme Mme. Sand, Mme Viardot (1), etc., on trouverait chez elles des parties génitales se rapprochant de l’homme, des clitoris un peu parents de nos verges.
Edmond de Goncourt – Journal (8 décembre 1893 p. 891-892)
Madame Sand, bien que se prénommant Georges, avait sans doute des parties génitales conforme à sa féminité, sans quoi l’un ou l’autre de ses innombrables amants (en tête des quels étaient Musset et Chopin) nous l’aurait fait savoir.
Mais plus sérieusement, on perçoit clairement ici l’origine de la misogynie d’Edmond de Goncourt : c’est le refus de la ressemblance au sein de la différence.
Et en effet, il ne refuse pas d’admettre que l’homme et la femme soient différents – bien au contraire. Ce qu’il refuse, c’est que des êtres différents soient identiques malgré tout sur certains points.
Et pas n’importe quel point : le talent original, entendez la force créatrice.
Depuis Platon, on estime que la femme épuise son aptitude créatrice dans l’enfantement. Mais pour être artiste, il faut une énergie spéciale, que certains ont même déclarée surnaturelle – comme ceux qui l’attribuent à la muse. Créer, c’est sentir éclore en soi quelque chose de neuf, dont on s’étonne soi-même. C’est dans la création que le narcissisme de l’artiste trouve son plus grand contentement et sa plus grande justification.
Bon, me direz-vous : tout cela c’est des vieilles lunes. Ça fait belle lurette qu’on sait que les femmes peuvent être artistes, qu’elles ont une force créatrice qu’on ne saurait mesurer à l’aune de la virilité.
J’espère que vous avez raison. Mais alors il faut admettre qu’on sait ça depuis pas longtemps : parce que, jusqu’à une époque récente, on considérait que la femme ne pouvait entrer dans le domaine réservé aux hommes sans se viriliser. Voyez en politique.
Et même : aujourd’hui, voyez le ridicule de l’écervelage qu’on attribue aux reines de beauté. Qu’une seule Miss soit capable de diriger une entreprise, d’être chef de la police ou … élue – non pas Miss France – mais Présidente de la République !
(1) Pauline Viardot était une cantatrice célèbre, amie de Georges Sand - Voir ici
Le Nouveau Testament change le génie de la peinture. Sans lui rien ôter de sa sublimité, il lui donne plus de tendresse. Qui n’a cent fois admiré les Nativités, les Vierges à l’Enfant, les Fuites dans le désert, les Couronnes d’épines… »
Georges de La Tour – Nouveau-né (Musée des Beaux-arts de Rennes)
Bientôt Noël, la Nativité, les petites lumières multicolores qui scintillent dans les yeux de nos petits… La Citation du jour va vous aider à vivre plus intensément ces heures sublimes.
L’Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très-haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’enfant saint qui naîtra sera appelé fils de Dieu.
Luc, 1, 34-35
La résurrection est une idée toute naturelle ; il n'est pas plus étonnant de naître deux fois qu'une.
Voltaire
Si le ciel et le lion produisent ensemble la génération du lion, le ciel ne peut produire de lion sans lion, ni un cheval sans un cheval.
Gilles de Rome – De ecclesiastica et potestate (cité par Agamben, Le règne et la gloire, p.161)
Si la Nativité du Christ est miraculeuse, c’est parce qu’elle n’a pas procédé selon la nature, entendez que Marie est restée vierge. Oui, mais alors pourquoi le Seigneur a-t-il eu besoin d’une femme pour engendrer Son Fils ? Il pouvait bien le faire naître comme ça rien qu’en claquant des doigts. Bien sûr, la double nature de Notre Sauveur en est la cause : il ne pouvait être homme sans cela (comme on l’a vu récemment). Dieu peut bien se passer d’un homme pour faire un homme ; mais même Lui ne peut faire naître un enfant sans une femme.
Mais Noël est aussi l’occasion de s’émerveiller de toute naissance, car, comme on l’a dit, aujourd’hui c’est l’enfant qui est le véritable héros de cette fête.
Et si toute naissance était miraculeuse ? Voltaire a raison : naître, même une seule fois, voilà qui est étonnant. On disait autrefois quand un couple avait un enfant : « Le Seigneur a béni leur union », entendant par là qu’il fallait la concours de Dieu pour que l’acte sexuel produise l’enfantement. Mais on s’attend couramment à ce que l’âme soit le seul enjeu de cette assistance divine : on ne peut créer un homme sans qu’une âme surnaturelle l’habite. (1)
Les mécréants ricaneront… Pourtant, même eux seront bien forcés de le reconnaître : il y a quelque chose qui nous dépasse dans la procréation. Nous sommes bien capables de dire comment ça se passe au tout début… Mais comprendre comment ces cellules vont se diviser, comment l’organisme va se développer, comment des parties symétriques vont se rejoindre, comment ces milliards de cellules vont non seulement apparaître, mais encore fonctionner toutes ensembles…
Si seulement les hommes qui composent l’humanité étaient comme les cellules d’un organisme…
Joyeux noël !...
(1) On a déjà abordé la question de l’origine de l’âme : où était elle avant de naître ? Un petit garçon vient d’avoir une petite sœur : il ne demande pas où elle était avant de naître – puisqu’il sait bien qu’elle était dans le ventre de maman. Oui, mais où avant ?... Par contre, voilà son grand père qui meurt : il demande où est parti Papy.
Bientôt Noël, la Nativité, les petites lumières multicolores qui scintillent dans les yeux de nos petits… La Citation du jour va vous aider à vivre plus intensément ces heures sublimes.
- L'enfance est le trou noir où l'on a été précipité par ses parents et d'où l'on doit sortir sans aucune aide. Mais la plupart des gens n'arrivent pas à sortir de ce trou qu'est l'enfance, toute leur vie ils y sont, n'en sortent pas et sont amers.
Thomas Bernhard – Maîtres anciens
- L'enfance trouve son paradis dans l'instant. Elle ne demande pas du bonheur. Elle est le bonheur.
Louis Pauwels – Ce que je crois
Qu’est-ce donc en effet que Noël ? N’est-ce pas le moment où on célèbre le petit enfant, le moment où on passe de la pensée de ce vieux ronchon de Thomas Bernhard, à l’enfance-paradis évoquée par Louis Pauwels. Qui que nous soyons, si Noël nous fait vibrer c’est avec la pensée des émotions de l’enfant que nous avons été, où avec celles des petits enfants que nous connaissons.
Essayons à notre tour d’évoquer ce bonheur d’être qui habite l’enfant et que nous ne savons pas saisir en dehors de cette fête des enfants.
Avec ça par exemple ?
Bientôt Noël, la Nativité, les petites lumières multicolores qui scintillent dans les yeux de nos petits… La Citation du jour va vous aider à vivre plus intensément ces heures sublimes.
Poule : le seul animal qu'on mange avant sa naissance.
Sydney Smith
« … le seul animal qu'on mange avant sa naissance ». Stop ! Arrêtez : vous avez 10 secondes pour comprendre la citation du jour. Après vous allez avoir honte de vous en lisant son explication.
Ça y est ? Vous avez trouvé ?
Hé oui, la poule est venue avant l’œuf – sinon, qui donc l’aurait pondu ? – donc avant d’en sortir, et donc avant d’être née. Elémentaire, mon cher Watson. (1)
Si nous lisons cette citation dans un contexte scientifique, cette explication n’a rigoureusement aucun sens. Par contre si nous nous plaçons dans un contexte religieux, biblique même, alors nous sommes en plein créationnisme. Le 17 juin 2007, nous nous étions penchés sur le nombril d’Adam pour constater qu’il n’en avait pas (enfin, qu’il ne devrait pas en avoir, parce que les peintres et sculpteurs n’ont pas cru nécessaire de figurer cette « anomphalie » dans leurs œuvres).
Donc tous les êtres vivants sont apparus sur terre avant d’être nés, entendez avant d’être procréés par un autre être vivant. Mais pourquoi ne dirait-on pas qu’ils sont nés ? Après tout, la naissance n’est autre que l’apparition d’un nouvel être.
Oui … Sauf que la naissance est celle d’un petit, qui n’est pas encore adulte. Or, tous les animaux que Dieu crée dans la Genèse sont des animaux adultes. Et Adam ? Adam aussi : certains pères de l’Eglise considéraient qu’il avait 33 ans (comme le Christ lors de sa Passion) lorsqu’il reçut la vie.
Alors, voilà l’histoire telle que nous pouvons la reconstituer : Dieu a crée l’homme et la femme. L’homme et la femme ont créé l’enfant.
Si Noël est la célébration de la Nativité, c’est parce que l’enfant est notre création à nous. Pourquoi Jésus n’est il pas apparu sur terre déjà adulte ? Réponse : pour que sa nature humaine soit bien affirmée par là.
Tout être humain est d’abord un enfant , et c’est si vrai qu’un des ressorts de l’épouvante dans certains films consiste à incarner le diable dans un enfant, que tout destine normalement à représenter l’humanité dans ce qu’elle a de plus naturel et de plus innocent (les anges sont des enfants comme on sait).
Qu’on fête à Noël le divin enfant, c’est probable. Mais que tous, croyants et mécréants fêtent l’enfant de l’homme, c’est encore plus certain.
(1) La poule et l’œuf : voir Post du 25 juillet 2008
Une très belle femme qui regarde son image au miroir peut très bien croire qu'elle est cela. Une femme laide sait qu'elle n'est pas cela.
Simone Weil (1) – La pesanteur et la grâce, p.43,
Dire : « Je suis belle », en insistant sur le « je suis », voilà qui peut s’imaginer. Dire : « Je suis laide » n’aurait donc pas la même valeur ?
Oui, pourquoi s’identifier à sa beauté et refuser sa propre laideur ? Ne serait-ce que par un narcissisme bien ordinaire et bien banal ? Si la beauté est le reflet de la perfection d’un être, pourquoi sa laideur n’en serait pas l’imperfection ?
Si nous laissons de côté les difficultés de définition de ces notions (2), retenons que tout le problème consiste à savoir si l’apparence du corps est un indice de ce qu’est l’âme (ou de l’esprit, ou de la personnalité, ou de… comme vous voudrez dire).
Une femme laide sait qu'elle n'est pas cela. Bien sûr, Simone Weil veut dire que la femme belle devrait dire aussi : « je ne suis pas que cela ». C’est au fond la solution la plus simple : elle consiste à dire que le corps n’est pas l’expression de l’âme, et qu’entre les deux il n’y a de rapport qu’accidentellement. Chez Platon, c’est l’exemple d’Alcibiade dont la beauté recouvre une âme dévorée de passions et d’ambition ; c’est celui de Socrate dont la laideur recouvre une âme d’une beauté stupéfiante. Socrate est comparé à une statuette de Silène formant une boite et contenant des trésors.
… Bon, disons ça. Mais je sens bien que Simone Weil veut dire autre chose.
C’est dans le processus d’identification que se situe la différence : la très laide femme est finalement comme la très belle : elles veulent toutes les deux être admirées et elles utilisent les ressources qui sont les leurs. La beauté en est une ; sinon on fera appel à autre chose : la séduction de l’esprit, du savoir, du caractère, de la richesse, etc…
(1) Simone Weil, la philosophe, morte en 1943
(2) Sur la laideur, voir en particulier Post du 6 juillet 2008. Quand à savoir si une femme peut être laide, voir ici.
La femme est capable de tous les exercices de l'homme sauf de faire pipi debout contre un mur.
Colette
Entre esprits rationnels et curieux de vérité, il ne devrait pas y avoir de sujet tabou. Pourtant, les différences anatomiques entre les hommes et les femmes en font souvent partie : on a déjà vu celui des règles (Post du 23 octobre 2007).
Voici maintenant celui du pipi : faire pipi debout ou accroupi est peut-être la première différence entre le masculin et le féminin qu’observent les petits enfants.
Les femmes nous dit Colette peuvent faire tout ce que font les hommes : piloter un avion, explorer la jungle amazonienne, utiliser une mitrailleuse et faire la guerre… Mais faire pipi debout, voilà l’obstacle infranchissable.
Alors, il ne faut pas s’étonner si cette différence est surévaluée : par exemple, saviez-vous que le célèbre Manneke Pis avait une sœur ? La jeune Jeannneke Pis, bruxelloise comme son frère, et statufiée dans le même exercice, dans la position propre à son sexe.
Il faut être Freud pour décortiquer la signification de ce surinvestissement du pipi-debout et sur l’exploit de pissotière du garçon.
Dans une note de Malaise dans la culture (ch. 2), il nous explique que la domestication du feu fut un haut fait qui résulta d’un renoncement à un plaisir érotique : les hommes avaient pris plaisir à éteindre les flammes en urinant dessus, celles-ci ayant une valeur phallique, ils effectuaient ainsi une sorte d’acte homosexuel (1).
Freud ajoute que très logiquement, la femme fut désignée gardienne du feu domestique « pour la raison que sa constitution anatomique lui interdisait de céder à la tentation de l’éteindre. »
- On comprend mieux à présent pourquoi cet exploit viril suscite l’admiration : allez éteindre le feu en faisant pipi dessus si vous êtes une fille…
(1) On trouve l’extrait en question ici. Précisons que la référence à La conquête du feu est fantaisiste et qu’il s’agit bien d’une note de Malaise dans la culture
Nous ne pouvons tous régner ici, nous, Achéens. Il n’est pas bon, le commandement multiple. Qu’il y ait un seul commandant, un seul roi, celui qui a reçu ce lot du fils de Cronos à l’esprit retors.
Homère – Iliade, chant II, 204-207 (Traduction Lasserre – en grec ici)
Mais les êtres ne veulent pas être mal gouvernés :
Le commandement de plusieurs n’est pas bon : qu’il n’y ait qu’un seul chef !
Aristote – Métaphysique (livre lambda, 1076a 5)
D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien n’y voi ;
Qu’un, sans plus, soit le maître et qu’un seul soit le roi,
ce disait Ulysse en Homère, parlant en public.
La Boétie – Discours de la servitude volontaire (Contr’Un)
Qu’Aristote utilise cette citation pour clore le livre lambda de la Métaphysique, et que La Boétie l’utilise à son tour pour ouvrir son Discours dit assez son importance.
Mais nous l’aurions reconnu sans cela, nous qui, aux prises avec les soubresauts de notre démocratie, assistons aux efforts redoublés du pouvoir exécutif pour prendre le contrôle des autres pouvoirs. Face aux disputes (stériles ?) du débat républicain, l’autorité d’un seul prenant ses décisions depuis son bureau (de l’Elysée ?) n’est-elle pas meilleure, comme le disait déjà le prudent Ulysse ?
Chacun répondra en son âme et conscience, à condition d’avoir d’abord tranché la question que voici : Comment concevoir le bon gouvernement ?
Nous avons déjà fait référence au livre d’Agamben, Le règne et la gloire, qui consacre un chapitre entier à ce passage d’Aristote et à la question du pouvoir. Résumons hardiment : l’excellence d’un régime politique peut venir soit du chef qui le dirige, soit de l’harmonie existant entre les citoyens qui leur permet de se gouverner par eux-mêmes. Mais on peut aussi, selon Aristote, faire la synthèse de ces deux pôles : qu’il y ait et un chef, qui règne sans gouverner, et un ordre dans la société qui gouverne sans régner. (1)
A ce moment, c’est l’excellence du chef qui donne au système politique la direction à suivre, qui sert de modèle à imiter, ou plutôt de valeur à rejoindre.
C’est que tout cela en effet ne se comprend que par la finalité : la vie politique ne s’organise qu’en fonction d’un but qu’on appelle le bien public. Une démocratie se comprend comme une organisation politique dans la quelle chacun remplit la fonction qu’il est naturellement disposé à remplir, mais qui se définit par ce but commun. Vous serez médecin ou cantonnier selon vos envies et dispositions, à condition que la collectivité ait besoin de médecins et de cantonniers. Mais si vous êtes enclin à collectionner les papillons, et que le pays n’en ait aucun besoin, vous ne pourrez en faire qu’un hobby.
Le rôle du chef est alors de définir ce bien public, de sorte que l’organisation politique n’ait plus qu’à suivre le cap.
C’est dans ce sens qu’on a pu dire : Le roi règne, mais il ne gouverne pas.
(1) Libre à vous de croire que les auteurs de la Constitution de la Vème république se sont inspirés d’Aristote.
Devoir ! Ah, je ne puis souffrir ce vilain mot, cet odieux mot ! Il est si pointu, si aigre, si froid. Devoir, devoir, devoir ! On dirait des coups d'épingle.
Henrik Ibsen
En irait-il des mots comme des sons, qui donnent des images involontaires et colorées ? Nous voulons parler de ce phénomène connu sous le nom de synesthésie au quel nous avions consacré un Post le 25 octobre 2007, à l’aide du sonnet de Rimbaud sur les Voyelles.
Je ne sais pas exactement, tant ce phénomène reste mystérieux. En tout cas, il apparaît clairement qu’Ibsen fantasme sur le mot devoir : Devoir, si pointu, si aigre, si froid. Devoir = coup d’épingle…
Et vous, est-ce que les mots évoquent des images semblables en vous ? Je ne veux pas demander s’ils sont liés à l’évocation des circonstances dans les quelles vous les auriez entendus un fois. Non, il s’agirait plutôt – comme ici – de ces images qui naissent spontanément à l’écoute d’un mot, sans qu’il y ait un rapport nécessaire entre sa sonorité et l’image (d’ailleurs comment se dit devoir en norvégien ?).
Ces images attestent plutôt qu'il existe une fusion entre le sens et la sonorité – les phonèmes si on veut mieux dire – fusion d’ordre psychologique et personnelle, prouvant ainsi que notre rapport au langage et surtout à la langue maternelle, vient de zones profondes de notre psychisme.
C’est d’ailleurs sans doute ce qui caractérise le mieux la langue maternelle justement. Une telle langue n’est pas seulement celle que nous avons apprise dès notre naissance ; c’est aussi celle où il arrive que certains mots nous donnent des coups d’épingle.
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent
Comme des soleils révolus
Louis Aragon – Bierstube Magie allemande (Le Roman inachevé)
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Adaptation de Léo Ferré.
Vous trouverez ici le texte de Léo Ferré et celui d’Aragon à fin de comparaison. Et ici l’interprétation de la chanson par Marc Ogeret
Entre l’adaptation de Léo Ferré – Est-ce ainsi que les hommes vivent – et la poésie originale - Bierstube Magie allemande – quelques coupures, quelques interpolations, et puis quoi d’autre ?
Regretterons-nous les soleils révolus qui passent à la trappe dans le refrain de la chanson ? Et le découpage en couplets/refrains, qui fabriquent la chanson, qui structurent une histoire, regretterons-nous son introduction dans un poème où pas un seul signe de ponctuation n’apparaît ?
Non, bien sûr, il n’y a pas de chanson sans cela. Mais ça ne nous dispense pas de retrouver le poème d’Aragon, avec son défilé de souvenirs qui s’enchaînent doucement, sans articulation ni ruptures. Car l’absence de points et de virgules n’est pas une coquetterie d’écrivain ; c’est ce qui traduit une réalité de la mémoire : les souvenirs les plus divers, venant des époques les plus différentes s’y côtoient, se recouvrent selon leur logique propre, sans que rien ne le signale ni que rien ne s’y oppose.
Relisons ce poème : sa lumière vient de loin, d’Allemagne, d’un passé de débauche (si on veut), en tout cas de violence et de guerre…
Oui, mais c’est aussi une lumière qui éclaire. Qui éclaire un présent fait d’abandon et peut-être d’impuissance – en tout cas un présent où on ne confond plus hélas, le cri des oies sauvages entendu par la fenêtre d’un bordel avec un poème de Rainer Maria Rilke.
Voilà, j’ai trouvé ce qui me gêne dans l’adaptation de Léo Ferré : il a interverti les deux dernières strophes du poème.
Mais cessons ces pinailleries : je trouve sur le site de recherche consacré à Aragon et Elsa Triolet ce témoignage d’un étudiant qui découvre Aragon (1) :
« …un an plus tard. Jacqueline Dang Tran a mis au programme de Licence, à l’Université de Rennes II, un texte [de Louis Aragon] dont j’ignore absolument tout : La Mise à mort...Je tombe du canapé où j’ai commencé la lecture du Folio, celui à couverture de Narcisse, sans avoir le temps de maudire ceux qui ne m’ont pas dit qu’il fallait tout arrêter pour lire cela. »
Oui, c’est bien ça : il faut tout arrêter pour lire cela.
(1) Lui aussi s’étonne de l’adaptation chantée : « j’ai entendu Montand...puis Ferré. Le poème démonté, les strophes remontées, je ne reconnaissais plus mon Biiierstuuuube magie allemaaande… »
Ce qui est dans ton dos est dans ton dos. L'oubli est une science.
Félix Leclerc – Le calepin d'un flâneur
L'oubli est une science…
Voilà une formule qu’on aimerait avoir inventée pour la coller sur la première page de son journal intime – histoire de faire jaser…
La question est : comment oublier ? Quelle est cette science admirable, qui nous dispenserait de consommer des tranquillisants par poignées ?
Félix Leclerc semble dire qu’il n’y a rien à faire de spécial, sinon de regarder seulement devant soi, et de ne pas se retourner pour ne plus avoir devant nous ce qui est en fait derrière (1).
1ère sous-question : comment distinguer le devant et le derrière dans notre vie ?
Car au fond, si le présent est fait de ce qui hante ma conscience dans l’instant présent, alors il est fait aussi de tous les souvenirs obsédants qui s’y pressent. D’ailleurs on dirait la même chose des rêveries par les quelles nous nous projetons dans l’avenir.
Si donc il y a dans notre présent des souvenirs, alors il s’en distinguent dans la mesure où ils ne sont plus utiles pour l’action – car c’est l’action qui détermine à coup sûr le présent.
En conséquence, comme le disait Bergson, le présent est fait de la durée concrète de l’action, qui mobilise le passé immédiat et l’avenir imminent, passé et avenir engagés dans notre présent comme nécessaire au bon déroulement de ce que nous faisons.
2ème sous-question : que faire pour débarrasser notre présent des souvenirs encombrants et inutiles ? Voilà la question que beaucoup se posent, et que nos amis les philosophes ont réglée depuis longtemps (2).
Comme Nietzsche et Bergson l’ont indiqué, c’est l’action qui nous inclut dans le présent, et c’est l’inaction qui nous laisse disponible pour le passé et l’avenir. Les souvenirs sont des ressources que nous devons appeler dans notre conscience pour les mettre en œuvre pour la réussite de notre action, rien de plus.
Comment oublier ? Voilà donc la réponse : agir.
L’oubli est donc une technique plus qu’une science.
(1) « Monsieur a son avenir devant lui, mais il l’aura dans le dos chaque fois qu’il fera demi-tour » disait le fakir Rabindranath Duval
(2) C’est Nietzsche qui enseignait que l’oubli ne s’identifie pas à la vis inertiae qu’on le croit être. Voir Post du 2 février 2006
D'où vient le charme des enfants, sinon de moi [la folie], qui leur épargne la raison, et, du même coup, le souci?
[…] On croit qu’ils [les vieillards] déraisonnent, qu’ils radotent ; sans doute, c’est cela même qui est redevenir enfant. Radoter, déraisonner, n’est-ce pas tout le charme de l’enfance ?
Érasme – Éloge de la folie ch. XIII (1)
Erasme nous pose une question toute simple : comment se fait-il que ce qui nous charme chez les enfants nous déplaise chez les vieillards ? Car les enfants tout comme les vieillards radotent, puisque radoter c’est déraisonner.
On dit aujourd’hui encore avec pitié d’un vieillard qu’il « retombe en enfance », et pourtant nous regrettons notre enfance et nous nous extasions devant les petits enfants lorsque nous entendons leur babil.
Quelle inconséquence ! Ne donne-t-elle pas raison à Érasme lorsqu’il dit que la folie nous domine et que nous aimons cette domination ?
Il fallait un certain courage pour affirmer que les vieillards déraisonnent, qu’ils radotent, alors que tous – à cette époque – estimaient que la vieillesse est l’âge de la sagesse.
--> Sages ou radoteurs, que sont les vieillards ?
La sagesse serait l’apanage de la vieillesse, non seulement parce que les vieux ont beaucoup vécu et accumulé des expériences de la vie qu’aucun savoir transmissible ne saurait donner ; et surtout, parce qu’elle n’a plus de passions.
Ça, c’est Platon qui n’arrête pas de le dire : les vieillards – entendez les plus de 50 ans – n’ont plus ces emportements qui caractérisent la jeunesse et qui la rend ingouvernable, imprévisible.
1ère observation : qu’en est-il des vieillardes ? Ont-elles moins de passions que dans leur jeunesse ? En tout cas, liftées et fringuées fashion-victimes, chez elles le maintien d’une mentalité « djeune » reste bien vu, comme quelque chose de positif.
2ème observation : à notre époque, les vieux sont repérés comme des hommes à qui il manquerait un peu de testostérone. Et quand ils en ont encore – ou semblent en avoir – alors ce sont des vieux beaux, des vieux satyres, etc…Quelle injustice !
En tout cas, l’énergie de la jeunesse n’apparaît plus être un obstacle à l’exercice de la raison et on ne croit plus que pour philosopher il faille manifester la mollesse du vieil homme…
3ème observation : mais surtout, Érasme affirme que la raison est source de souci. Heureux les vieux radoteurs, ils ne se soucient pas de leur avenir.
Cessons je vous prie de plaindre les Alzheimer !
(1) Dans cette prosopopée (2) ironique, Érasme fait parler la folie, grande maîtresse des actions des hommes de son temps, qui devrait être adulée de tous, et que pourtant on ne loue quand il le faudrait. Car elle est aussi, au cœur de la raison, le principe de la critique des usages qui en sont faits pour interdire toutes innovation, toute hardiesse de pensée.
(2) Le mot du jour : Prosopopée. subst. fém.
Rhétorique. Figure par laquelle l'orateur ou l'écrivain fait parler et agir un être inanimé, un animal, une personne absente ou morte
[...] la nature féminine est un abandon sous forme de résistance.
Sören Kierkegaard – Le Journal du séducteur, trad. F. et O. Prior et M. H. Guignot, p.156 (voir Ou bien… Ou bien… Tel, p.235 et s.)
Une jeune fille est faible quand elle a tout donné, – elle a tout perdu ; car l’innocence chez l’homme est un élément négatif, mais chez la femme c’est l’essence de sa nature. A présent toute résistance est impossible, et il n’est beau d’aimer que tant qu’elle dure, lorsqu’elle a pris fin, ce n’est que faiblesse et habitude.
Idem – p. 251
Il en va du Journal du séducteur comme d’Un amour de Swann : c’est le seul passage de l’œuvre qu’on cite parce qu’on n’a pas eu le courage de lire le reste. Et pourtant si la séduction est importante pour Kierkegaard, ce n’est qu’à titre de révélateur de ce qu’est l’étape érotique de l’existence.
Sans entrer dans des détails qui n’auraient pas leur place ici, disons que ce qui caractérise cette étape – et donc la séduction – c’est la transitivité, l’instabilité. Oui, c’est bien cela : le séducteur vit au plus haut degré cette instabilité comme désirable, et il veut séduire un objet lui-même instable : la jeune fille remplit parfaitement cet objectif, puisqu’elle va de la résistance à la capitulation. Dès qu’elle a été séduite (= déflorée) elle est abandonnée par ce qu’elle n’a plus rien à défendre – et donc plus d’occasion de résister.
Que serait Don Juan s’il revenait aujourd’hui ?
Serait-il plus proche de Molière – celui qui crache au ciel ? Ou plus proche de Mozart – avec l’air du catalogue (1). Bien que Kierkegaard y fasse explicitement référence (Ou bien… Ou bien… p. 103), on reste dubitatif devant cette liste en se demandant comment un homme si peu soucieux de garder le souvenir de ses conquêtes aurait l’envie de les cataloguer. Quand à célébrer sa performance, on en doute encore plus, sauf à rappeler que c’est Leporello qui tient la comptabilité de cette liste. (2)
Puisque aujourd’hui la virginité n’est plus une « qualité essentielle de la femme » (3), Don Juan devrait d’abord résoudre cette question : quel abandon caractérise chez une femme le don de soi ?
Que les Don Juan qui me lisent répondent, parce que, quant à moi, je ne saurais le faire.
(1) Chanté par Leporello, le valet de Don juan à Dona Elvira son épouse, cet air récapitule les conquêtes de son époux, consignées dans un catalogue :
Madamina, il catalogo è questo / Delle belle che amò il padron mio; / un catalogo egli è che ho fatt'io; / Osservate, leggete con me.
In Italia seicento e quaranta; / In Alemagna duecento e trentuna; / Cento in Francia, in Turchia novantuna; / Ma in Ispagna son già mille e tre.
(Traduction : Belle dame, regardez cette liste / des conquêtes que fit mon, bon maître, / catalogue dressé par moi-même ! / Je vous prie, lisez avec moi : / Italie, voyez, six cent trente ! / Allemagne, deux cent trente et une ; / cent pour la France, et soixante en Turquie ! / Mais en Espagne, déjà mille et trois.) – Ne pas oublier que le livret est de Lorenzo Da Ponte.
(2) De fait l’air du catalogue comme le fait observer Kierkegaard a surtout pour rôle d’humilier Elvire.
(3) Voir Post du 20 novembre 2008
L'adulte ne croit pas au Père Noël. Il vote.
Pierre Desproges
Cher Monsieur Noël,
Cette lettre doit rester confidentielle, et je vous demande de la brûler dès que vous l’aurez lue.
Vous connaissez la crise qui affecte notre pays, et combien Notre-Président se fait de souci à ce sujet.
Vous devinez que si les souliers des petits enfants devaient rester vides le jour de Noël, il s’en suivrait de grands troubles dans notre pays.
Vous imaginez en effet sans peine les récriminations de nos concitoyens contre un gouvernement incapable d’assurer un minimum de bonheur pour ceux qui sont l’objet de leur amour maximum, je veux dire leurs enfants.
Monsieur Noël, à l’heure où vous vous préparez à distribuer ces cadeaux qui font rêver tous les enfants, je me fais l’interprète de la Présidence pour vous demander de ne pas imposer de restrictions aux cadeaux que vous allez apporter aux petits français.
A cet effet, j’ai le plaisir de vous informer que le plan de relance voulu et initié par Notre-Président, contient une clause secrète qui vous concerne.
Le plan de 26 milliards d’euros pour la relance de l’économie française, comporte en effet une enveloppe qui vous est réservée afin d’abonder la ligne de crédit nécessaire au financement des achats de joujoux pour les petits enfants. Il vous suffira d’envoyer la facture à la Présidence de la République, et vos achats seront réglés dans les meilleurs délais.
Je suis sûr que vous aurez à cœur de satisfaire toutes les demandes qui vous seront transmises par les enfants de notre pays, et que vous garderez la certitude que la France est un pays amis du vôtre. D’ailleurs, si vous le souhaitez, Notre-Président, en compagnie de sa Charmante Epouse, se fera un plaisir de vous rendre visite dans votre cabane en Laponie dès que son agenda le permettra.
Bien sincèrement,
Pcc. Patrick Devedjian,
ministre de la relance économique.
P.S. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que Notre-Président, lié à Saint Nicolas par un jumelage patronymique, a prévu la même disposition en sa faveur.
Ce n'est pas communiquer que communiquer seulement ce qui est clair.
Alain – Propos de littérature
A notre époque, beaucoup de choses consistent en de la com’ : l’art de communiquer a remplacé la rhétorique ; et la pédagogie ; et aussi la philosophie (1). Entendez que peu importe ce qu’on veut communiquer, ce qu’il faut d’abord, c’est arriver à retenir l’attention le temps de transmettre quelque chose. On dirait même que ce qu’il faut transmettre se définit par la possibilité de le transmettre – selon les techniques de la com’.
Et quand ça devient difficile, ces techniques remontent en amont, vers les conditions préalables à la diffusion du message. On se rappelle la polémique soulevée par les propos du directeur de TF1 concernant la disponibilité d’esprit vendue à Coca-cola (2).
Sur quoi voici les propos iconoclastes d’Alain : ce n'est pas communiquer que communiquer seulement ce qui est clair.
Bigre ! Comment communiquer ce qui est obscur, confus, incompréhensible ?
- Qu’est-ce que la clarté ?
Alain nous invite à nous méfier de la clarté, quand elle ne serait en fait que passivité et réceptivité (3).
Je n’ai pas le contexte sous les yeux, mais je comprends que pour communiquer une pensée, il ne suffit pas qu’elle soit claire ; il faut qu’elle le devienne. Lorsque je veux communiquer, je dois conduire l’autre, pour me comprendre, à tirer le rideau qui lui cachait ce que j’avais à lui dire. Dévoilement, le grand mot de la philosophie… Ce qui est clair, c’est ce qui est clarifié.
- Et maintenant, qu’est-ce que c’est que communiquer ?
Communiquer, c’est transmettre une pensée à quelqu’un. Disons qu’on ne communique qu’une pensée ; quand aux sentiments, ils peuvent bien se partager, mais sans qu’on sache jamais si ceux qu’on vit sont bien les mêmes que ceux qu’on nous a décrits. Par contre, communiquer une pensée, c’est donner à penser.
- Donner à penser, comment ça marche ?
Pour cela, il faut que l’autre nous aide à refaire un chemin qu’il a déjà parcouru pour en faire notre propre chemin, et à partir de là tracer sa propre route – même si elle ne va pas bien loin, même si elle s’arrête tout de suite, elle sera notre pensée, et c’est en cela qu’elle sera féconde. (4)
Halte à la com’–TF1 pour qui communiquer c’est imprimer sa trace dans le cerveau, comme un tampon dans la cire molle.
Mais pour ça, il
faut d’abord lessiver le cerveau…
- N’est-ce pas,
Mère Denis ?
- C’est bien vrai ça !
(1) On se croirait revenu à l’époque des sophistes – ceux de Platon.
(2) « Ce que nous vendons à Coca-cola, c'est du temps de cerveau humain disponible. » Patrick Le Lay (Post du 12 août 2006)
(3) Ce qui nous crève les yeux nous rend aveugle dirait notre Muse de la Bute aux cailles.
(4) Sur ce sujet, ne manquez pas de lire l’interview de Jacques Rancière dans le Télérama de cette semaine (n°3074)